Faire entendre les voix et améliorer l’éducation : entretien avec Theo Sowa
Faire entendre les voix et améliorer l’éducation : entretien avec Theo Sowa

Faire entendre les voix et améliorer l’éducation : entretien avec Theo Sowa

Theo Sowa, PDG du Fonds africain de développement de la femme, rejoint la campagne Deliver for Good pour un entretien spécial sur le pouvoir de l’éducation et l’importance de faire entendre les voix des femmes afin de supprimer les cloisonnements et entraîner des changements durables au sein de leurs familles et communautés.

De l’éducation à la santé, en passant par le développement économique, social et politique, les approches visant le développement et les progrès en faveur de l’égalité de genre doivent prendre en compte les réalités vécues des filles et des femmes. Et cela nécessite que les filles et les femmes soient entendues dans les décisions qui influent sur leur vie.

Ce mois-ci, Theo Sowa, PDG du Fonds africain de développement de la femme, rejoint la campagne Deliver for Good pour un entretien spécial sur le pouvoir de l’éducation et l’importance de faire entendre les voix des femmes afin de supprimer les cloisonnements et entraîner des changements durables au sein de leurs familles et communautés.

Women Deliver: Vous êtes PDG du Fonds africain de développement de la femme, la première fondation panafricaine de femmes octroyant des subventions qui œuvre au renforcement des capacités des organisations de femmes dans toute l’Afrique. Quelle est votre « recette secrète » pour faire progresser le leadership des femmes, et qu’est-ce que d’autres peuvent apprendre du travail que vous faites au niveau de la promotion de l’égalité de genre en Afrique ?

Theo Sowa: Hum, notre « recette secrète » ? Je ne pense pas qu’il y ait de recette secrète. Ce que nous avons, par contre, est une organisation issue du désir de mouvements féministes africains de disposer de ressources indépendantes correspondant à leurs propres objectifs, et de tenter de limiter la tendance des bailleurs de fonds à dire aux femmes ce qui, à leur avis, devrait figurer dans leurs priorités. L’AWFD est née des esprits et passions de trois femmes africaines exceptionnelles : la défunte Joana Foster, Bisi Adeleye Fayemi et Hilda Tadria. Un des secrets de notre réussite est notre détermination à être fidèles à nos valeurs et principes essentiels dans tous les aspects de notre travail : refléter nos expériences vécues d’une vision et d’une capacité d’action extraordinaire, même face à une discrimination systématique ; et notre capacité à écouter l’entière variété des Africaines et à agir d’après les programmes que ces militantes et organisations élaborent. Nous travaillons sur la base du soutien aux femmes africaines afin d’obtenir les changements qu’elles décident, et de la reconnaissance que les Africaines sont d’importantes forces motrices du changement. Il n’y a donc pas de recette secrète, mais du respect, du travail acharné, du courage, une vision, du professionnalisme, de l’écoute et de l’apprentissage, de l’amour et un soupçon de joie de et avec nos sœurs… et de la fierté dans les bouleversements positifs !

Women Deliver: Un des piliers stratégiques de la campagne Deliver for Good vise à modifier le schéma narratif relatif aux filles et aux femmes – passant de victimes et vulnérables à celui d’actrices du changement et forces motrices vers le progrès. Vous avez parlé de cela en expliquant la nécessité de ne plus peindre des portraits de « victimes unidimensionnelles ». À votre avis, qu’est-ce qui est nécessaire pour modifier ce schéma narratif, et comment cela contribuera-t-il à amplifier l’impact sur, et l’action au profit de l’égalité de genre ?

Theo Sowa: NOUS devons commencer à écouter TOUTES les femmes, et pas seulement les femmes qui ont été privilégiées par leur naissance, leur situation géographique ou économique, ou simplement par chance. Nous devons reconnaître que la force se présente sous différentes formes, et que le pouvoir des femmes ne doit pas forcément être un écho du pouvoir traditionnel des hommes – que nous pouvons apporter, et le faisons effectivement, davantage et que nous pouvons supprimer les faux obstacles qui entravent à la fois les femmes et les hommes. Nous devons arrêter d’insister sur la vulnérabilité et commencer à promouvoir les générations de leadership des femmes africaines à tous les niveaux dans nos communautés et nos sociétés. Et nous devons mettre de côté les idées préconçues et stéréotypes. Leymah Gbowee, la lauréate libérienne du Prix Nobel de la Paix, raconte comment elle a accompagné un groupe de journalistes en RDC pour parler avec certaines des survivantes des violences dans ce conflit. Une première femme s’est levée et a raconté comment elle a survécu aux horribles violences, puis a ajouté : « Et alors les femmes sont arrivées. Elles m’ont aidée à reconstruire ma vie, elles m’ont aidée à enterrer mes enfants, elles m’ont aidée à trouver une nouvelle maison ». Chacune des femmes qui a pris la parole a raconté une variation de cette même histoire – et chacune d’entre elles a terminé en souriant et en disant : « Et puis les femmes sont arrivées et m’ont aidée à me sentir à nouveau humaine, m’ont aidée à trouver mes enfants, m’ont aidée à me remettre au travail, etc. ». Lorsque le moment des questions est arrivé, les journalistes ont tous et toutes posé des questions telles que « Combien de fois avez-vous été violée ? », « Combien de vos enfants ont été tués ? », « Combien de fois votre village a-t-il été attaqué ? ». Jusqu’à ce que Leymah arrête les questions. Alors qu’elle avait entendu des histoires de force des femmes, de leur résilience et leur solidarité, là où elle avait entendu « Et puis les femmes sont arrivées », les journalistes avaient entendu des histoires de victimisation et choisi d’insister sur la vulnérabilité, au détriment de la force.

Lorsque l’on enferme les femmes dans des histoires aux rôles uniques de victimes, nous devenons partie prenante de la désautonomisation systémique. Nous nous mettons donc du côté de l’effritement de la confiance, de l’élimination du choix, de l’ignorance du pouvoir et du leadership… et cela doit cesser.

Women Deliver: Vous défendez depuis longtemps l’éducation des filles. En tant que membre de la Commission internationale sur le financement des opportunités éducatives dans le monde, vous travaillez avec d’autres penseuses et penseurs à la manière de convaincre de la nécessité d’inspirer et de persuader les leaders du monde à prendre des mesures en faveur du financement de l’éducation. Quel est l’argument économique en faveur de l’investissement dans l’éducation des filles et des femmes en Afrique ?

Theo Sowa: Le rapport de la Commission (La génération d’apprenants) présente une multitude d’arguments économiques en faveur de l’investissement dans l’éducation. Je pense, néanmoins, que l’argument soutenant l’investissement en faveur de l’éducation des filles va au-delà de ce que nous savons de l’augmentation du PIB, de la baisse des déficits en santé, de l’augmentation des mesures préventives en santé et de l’augmentation des taux de survie et d’épanouissement des enfants et des communautés. Que cela va même au-delà des meilleures perspectives d’emploi qui découlent de l’investissement dans une éducation de bonne qualité pour les filles.

C’est une question de justice, d’égalité des opportunités, de donner aux filles une vraie base de choix pour leur vie. Investir dans l’éducation des filles permet d’obtenir des filles et des communautés à la fois heureuses et saines, qui peuvent assumer leurs rôles de leadership dans nos sociétés.

Women Deliver: : Le nombre de filles scolarisées continue d’augmenter, mais l’écart au niveau de leur accès aux formations et aux emplois dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STEM) demeure considérable. Le 11 février marquait la Journée internationale des femmes et des filles de science. Comment la communauté internationale, et les leaders africaines et africains plus spécifiquement, peuvent-elles et ils prendre des mesures afin de supprimer les obstacles qui freinent les filles et femmes à l’école et au niveau de leur potentiel futur d’apprentissage ?

Theo Sowa: Je pense qu’une partie du problème est que nous continuons de traiter l’éducation et le développement global des filles et des enfants de populations marginalisées de manière distincte. Les filles ne vivent pas de vies monothématiques, donc lorsque nous tentons d’améliorer leurs résultats éducatifs, nous devons prendre leur développement en compte de manière holistique. Les questions qui se posent dans les vies des filles se croisent, et nos approches doivent prendre ce facteur en compte. Il n’est guère utile de mener des camps scientifiques pour les filles si leur confiance en elles-mêmes a été réduite à néant par un mauvais enseignement ou un manque d’accès à l’éducation au cours de leurs premières années. Il n’est guère utile de former des enseignantes et enseignants à encourager les filles à se diriger vers des filières scientifiques si ces mêmes filles ne sont pas protégées contre l’exploitation et le harcèlement sexuels à l’école, ou si les messages médiatiques et les sources de communication leur disent au quotidien que les sciences sont pour les garçons et les hommes, pas pour les femmes et les filles. Les leaders d’Afrique et du monde doivent adopter des approches holistiques des vies des filles, en faisant de l’éducation une composante essentielle, et non pas un élément à part. Et nous devons écouter les filles lorsqu’elles nous disent de quoi elles ont besoin pour améliorer leur vie et leurs résultats éducatifs. Les chiffres sont indéniablement meilleurs qu’ils ne l’ont été, mais nous avons encore beaucoup à parcourir sur la voie de la vraie diversité, de l’inclusion et de la qualité dans l’éducation et dans les vies des filles et des enfants de populations marginalisées. Mais nous disposons de l’information, de la recherche, de la technologie et de l’innovation pour faire cela… et aucune excuse pour continuer à traîner des pieds.

Women Deliver: En parlant des femmes, vous avez dit un jour : « Nous sommes les piliers de nos communautés. Nous sommes fortes. Nous sommes visionnaires. Nous avons foi. L’Afrique ne peut survivre sans nous. » Nous savons malheureusement toutes les deux que lorsque les responsables des décisions parlent de développement, les voix des femmes ne sont souvent pas incluses dans la conversation. Plus tôt ce mois-ci, les leaders et chef·fe·s d’États africains se sont réuni·e·s en Éthiopie pour le Sommet de l’Union africaine. Alors qu’elles et ils continuent leur travail dans tout le continent, quel est votre principal message, en 140 caractères, pour garantir que les voix, points de vue et expériences vécues des filles et des femmes soient priorisés ?

Theo Sowa:

  • Faites ce que vous dites : Mettez les femmes au centre de notre développement économique, politique et social.
  • Arrêtez de parler des droits des femmes lorsque les femmes ne sont pas au cœur de la discussion, de la planification et de la mise en œuvre.
  • Investissez en faveur des femmes et des filles – nos communautés méritent le leadership des femmes africaines. Ce n’est pas une question de charité ou de bienfaisance – c’est une question de droits et de bon sens.
  • Arrêtez la condescendance avec les femmes et les filles : nous avons maintes fois prouvé que l’investissement en notre faveur entraîne d’immenses bénéfices pour nos familles et nos nations.

Women Deliver: Vous faites partie des féministes africaines qui contribuent à inspirer la nouvelle génération de femmes leaders dans toute l’Afrique – dans le monde entier, d’ailleurs. Qui sont vos héroïnes, et comment vous ont-elles inspirée à devenir une telle voix prépondérante en soutien de l’égalité de genre ? Puisque nous mettons l’accent sur l’éducation ce mois-ci, si vous avez des exemples dans ce domaine, faites-nous en part !

Theo Sowa: J’ai tellement d’héroïnes ! Trop pour les nommer. Mais pour aujourd’hui, je mentionnerais ma mère et ma grand-mère, qui ont cru dans le pouvoir d’une bonne éducation, qui ont veillé à ce que chaque enfant de notre famille ait cette possibilité, mais qui ont également veillé à ce que nous comprenions et apprécions le potentiel entier, la diversité et la puissance de femmes ; et l’importance d’écouter, d’apprendre de tous les gens et de les respecter. Je mentionnerais Graça Machel, qui m’a poussée à utiliser ma voix plutôt qu’à rester dans ma zone de confort où j’aidais d’autres personnes à utiliser leur voix et à montrer au monde leurs propres versions et visions du leadership. Elle m’a appris l’importance pour les femmes de reconnaître et utiliser notre pouvoir de manière constructive et de ne pas collaborer avec des personnes qui nous enlèveraient notre pouvoir ou nous diraient que d’être visionnaires, et de puissantes et époustouflantes agentes de changement n’est pas très féminin, ni africain. Je mentionnerais les fantastiques femmes et filles que j’ai rencontrées au fil des ans dans les camps de réfugié·e·s et de personnes déplacées au Liberia, en Sierra Leone et en Ouganda (entre autres), qui avaient vécu de telles horreurs mais montraient tous les jours qu’elles n’étaient pas des victimes mais bien des survivantes, et qui œuvrent pour changer les injustices de notre monde, afin que d’autres femmes et filles n’aient pas à vivre les horreurs qu’elles ont connues. Je mentionnerais les filles, les adolescentes, les mères et les grand-mères qui m’ont appris la résilience et la solidarité – et toutes mes héroïnes qui m’ont enseigné que les droits et la justice sans amour ne font pas une révolution féministe.