Faire en sorte que les filles et les femmes comptent : entretien avec Phumzile Mlambo-Ngcuka, directrice exécutive d’ONU Femmes
Faire en sorte que les filles et les femmes comptent : entretien avec Phumzile Mlambo-Ngcuka, directrice exécutive d’ONU Femmes

Faire en sorte que les filles et les femmes comptent : entretien avec Phumzile Mlambo-Ngcuka, directrice exécutive d’ONU Femmes

Les données ne se résument pas à des chiffres. Il s’agit de filles et de femmes, individuellement. Et il s’agit de veiller à ce que chaque vie soit comptée. Phumzile Mlambo-Ngcuka, secrétaire générale adjointe des Nations unies, directrice exécutive d’ONU Femmes et personne d’influence de la campagne Deliver for Good, est l’invitée parfaite pour la discussion de ce mois sur le rôle des données et la redevabilité en matière de progrès de l’égalité de genre.

 « Ce qui ne peut être mesuré ne peut être géré. Si nous ne collectons pas les données dont nous avons besoin, nous ne saurons jamais si nous remplissons nos promesses », – Ban Ki-moon, secrétaire général des Nations Unies.

Parvenir à des avancées pour les filles et les femmes nécessite de détenir des données précises et ventilées par genre, en vue d’aider les responsables des décisions politiques, les organisations de la société civile et les défenseur·e·s à prendre des décisions informées à propos des politiques et programmes qui influent sur les vies des filles et des femmes. Si nous ne comprenons pas la réalité des communautés dans lesquelles nous travaillons, nous ne pouvons pas identifiées les solutions les mieux adaptées. C’est aussi simple que cela. Et c’est aussi important que cela.

Mais les données ne se résument pas à des chiffres. Il s’agit de filles et de femmes, individuellement. Et il s’agit de veiller à ce que chaque vie soit comptée.

En tant que défenseure passionnée de l’égalité de genre, fortement engagée à combler les lacunes qui existent dans les données genrées, Phumzile Mlambo-Ngcuka, secrétaire générale adjointe des Nations unies, directrice exécutive d’ONU Femmes et personne d’influence de la campagne Deliver for Good, est l’invitée parfaite pour la discussion de ce mois sur le rôle des données et la redevabilité en matière de progrès de l’égalité de genre – le thème de l’entretien de ce mois.

Katja Iversen : Le dernier rapport d’ONU Femmes intitulé « Traduire les promesses en actions » présentait les conclusions d’une étude approfondie sur les lacunes et les possibilités de faire progresser l’égalité de genre – notamment par le recours aux données. Quelles sont certaines des principales possibilités desquelles tirer profit pour « traduire les promesses en actions » ?

Phumzile Mlambo-Ngcuka : Notre rapport, qui s’appuie sur des données robustes et une l’analyse d’expert·e·s, tire la sonnette d’alarme en indiquant que les progrès sont actuellement trop lents dans de nombreux domaines pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD) d’ici à 2030. Il souligne également, ce qui est essentiel, les endroits où se situent ces lacunes. Et c’est le point fort de cette étude : nous permettre de nous concentrer réellement sur la redevabilité en utilisant le pouvoir de données fiables, qui identifie au sein des statistiques nationales les endroits où les filles et les femmes sont laissées pour compte. Les moyennes ne nous disent pas qui est laissé·e pour compte. Nous savons qu’il y a d’énormes inégalités entre les femmes, qui sont influencées par des facteurs tels que leur lieu de vie, leur race et origine ethnique, ou leur revenu. Et que lorsque ces éléments sont combinés, ils peuvent créer des circonstances qui limitent les choix de vie essentiels de ces femmes. Prenez la différence au niveau des risques qu’implique un accouchement, selon que vous viviez à la ville ou à la campagne. Une femme qui vit dans une zone rurale de Colombie est 12 fois plus susceptible qu’une femme d’une ville du même pays d’accoucher sans l’assistance d’une professionnelle qualifiée. La réduction de la mortalité maternelle est un des domaines dans lesquels nous n’avons pas encore fait suffisamment de progrès. Le pouvoir des données est de souligner les personnes qui sont les plus à risque, afin que les politiques et les actions puissent être orientées en ce sens.

Donc disposer de meilleures données et de davantage de redevabilité est essentiel si l’on veut accélérer les progrès et combler les lacunes. Au niveau des données, tenir compte de la dimension du genre présente d’énormes défis. Six ODD sur les 17 n’incluent pas d’indicateur spécifique au genre permettant de suivre les progrès pour les femmes et les filles. Et seulement 23 pour cent des données nécessaires au suivi de 54 indicateurs spécifiques au genre dans le cadre global sont récentes (datant de 2010 ou ultérieures), et 16 pour cent de ces données sont disponibles à deux moments ou plus dans le temps, ce qui permet effectivement de suivre les tendances.

Le Programme 2030 nous offre une occasion idéale pour faire progresser les statistiques genrées grâce aux investissements dans les systèmes statistiques nationaux et au renforcement de leurs capacités à collecter les données qui mesurent de manière significative les progrès pour les femmes et les filles. Au niveau mondial, nous aurons l’occasion en 2020 de renforcer le cadre des indicateurs et d’insister pour que des indicateurs spécifiques au genre soient inclus, par exemple dans l’ODD6 (sur l’eau et l’assainissement) et l’ODD7 (sur les énergies durables). Ces objectifs tiennent actuellement compte de la dimension du genre au niveau des cibles, mais nous ne mesurons pas encore les progrès pour les femmes et les filles grâce à des indicateurs concrets.

Katja Iversen : Améliorer l’accès aux données et leur utilisation est essentiel, mais ce n’est pas le sujet le plus « sexy » et il est difficile à humaniser. Lorsque l’on parle de la nécessité de disposer de données ventilées par âge et par genre, il peut être difficile pour certaines personnes de comprendre pourquoi ces distinctions sont importantes. Que peut-il être fait pour rendre les données plus accessibles, claires et humaines afin que les personnes, et pas seulement les statisticien·ne·s, en comprennent l’impact et l’importance ?

Phumzile Mlambo-Ngcuka : Les données concernent de vraies personnes. Pensez à une fille qui est mariée avant ses 18 ans : elle sera probablement enceinte trop tôt, chargée de prendre soin des enfants et des personnes âgées de la famille, et privée d’une éducation et d’un accès à des moyens de subsistance. Ces éléments vont augmenter ses risques d’être pauvre et de subir des abus, et ces privations seront ressenties encore plus fortement si elle est d’un groupe marginalisé. Mais vous ne saurez rien de cette jeune femme et des défis auxquels elle fait face à partir de statistiques agrégées. C’est comme ça qu’elle, et d’autres comme elle, deviennent réellement invisibles. Saisir les risques auxquels cette jeune femme est confrontée nécessite des données ventilées par sexe et par âge, ainsi que d’autres caractéristiques associées aux désavantages, tels que sa race ou son origine ethnique.

Dans un monde où les inégalités de toutes sortes augmentent, la ventilation par sexe uniquement est insuffisante pour suivre les résultats pour les femmes et les filles.

D’autres formes d’inégalités structurelles se croisent et viennent s’ajouter aux inégalités basées sur le genre, laissant certains groupes de femmes et de filles de côté au niveau de plusieurs indicateurs de développement. Après tout, être une femme ou une fille n’est pas synonyme d’être pauvre. C’est le croisement entre le genre et d’autres formes de discriminations qui maintient les femmes et les filles pauvres et de groupes marginalisés en arrière-plan. Et c’est pour cette raison que les données ventilées par sexe, par âge et en fonction d’autres caractéristiques sont si importantes.

Notre travail sur le genre et la pauvreté est un autre bon exemple : au niveau mondial, il y a 122 femmes de 25 à 34 ans pour chaque 100 hommes du même groupe d’âge qui vivent dans une extrême pauvreté. C’est 22 pour cent de plus de femmes que d’hommes à vivre avec moins de 1,90 dollar par jour, à l’âge où elles sont le plus susceptibles d’avoir de jeunes familles et d’importants besoins. La ventilation par sexe seule masquerait ces inégalités.

Rendre ces histoires plus accessibles et attrayantes aux publics non spécialistes est un défi, mais ce n’est pas impossible. Les infographies, par exemple, peuvent être très utiles en ce sens. Chez ONU Femmes, nous produisons des infographies pour des publics non spécialistes dans plusieurs langues. Nous investissons également beaucoup de temps et d’énergie dans la diffusion d’information par le biais de blogues, de vidéos, de tweets et sur d’autres plateformes de réseaux sociaux.

Katja Iversen : La collecte de données doit se faire au-delà de l’échelle mondiale, voire nationale. Elle doit être locale et se faire en collaboration avec les membres des communautés, y compris dans les régions les plus difficiles à atteindre, si nous voulons comprendre les réalités auxquelles ces filles et ces femmes sont confrontées. Des partenaires tels d’EM2030 travaillent avec des organisations de base au renforcement des capacités de collecte et d’interprétation des données au niveau local. Dans votre expérience, quelles sont certaines des stratégies et initiatives les plus efficaces utilisées par des défenseur·e·s et des organisations pour veiller à ce que des données de qualité et prenant en compte la dimension du genre soient collectées le plus localement possible ? Et qu’est-ce qu’ONU Femmes fait pour soutenir les données et le travail sur la redevabilité au niveau national et régional, et particulièrement en termes de suivi de la réalisation des ODD ?

Phumzile Mlambo-Ngcuka : Pour obtenir les données les plus complètes et les plus pertinentes, nous devons travailler à tous les niveaux.

Dans le cadre de notre programme sur les statistiques genrées intitulé « Faire que chaque femme et chaque fille compte », ONU Femmes vise à impulser un changement radical dans la manière dont les statistiques sont créées, utilisées et promues aux niveaux national, régional et mondial. En collaboration avec des gouvernements, la société civile, le monde universitaire et d’autres agences internationales, ainsi que des partenaires tels que la Fondation Bill & Melinda Gates, le programme soutient les efforts d’amélioration de la disponibilité des données sur l’égalité de genre et les droits des femmes, en vue d’enrichir les politiques et prises de décision.

Au niveau national, le programme sera piloté par 12 pays pionniers (l’Albanie, le Bangladesh, le Cameroun, la Colombie, la Jordanie, le Kenya, le Maroc, le Népal, l’Ouganda, la Sierra Leone, le Sénégal et la Tanzanie), en partenariat avec leur bureau national des statistiques respectif et de manière coordonnée avec d’autres parties prenantes. Au niveau régional, nous mettons en place des projets de soutien technique pour aider les pays à déconstruire les obstacles à la production régulière de statistiques sur le genre, et pour mettre en œuvre des plans nationaux de suivi des ODD. Le programme est actuellement à l’œuvre dans trois régions (Asie et Pacifique, Europe et Asie centrale et Afrique de l’Est et méridionale).

L’attention s’est récemment accrue sur la recherche de sources alternatives de données, telles que celles produites par les citoyen·ne·s et au niveau des projets et des programmes, qui ont le potentiel de compléter les sources officielles en fournissant des données à la fois en temps opportun, ventilées par sexe, par âge et en fonction d’autres caractéristiques pertinentes, et qui peuvent être utilisées pour le suivi et les rapports relatifs à la mise en œuvre des ODD.

Katja Iversen : Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à ce travail ? Pouvez-vous nous parler d’une histoire ou d’une expérience qui vous a inspirée et a centré votre travail, tout au long de votre carrière de promotion de l’égalité de genre ?

Phumzile Mlambo-Ngcuka : Eh bien, ma mère était militante, et j’avais donc un modèle très fort en termes de militantisme en faveur des femmes, ce qui m’a donné dès mon plus jeune âge l’impression que le rôle d’une femme est de se battre pour d’autres femmes et d’être leader. Mes plus anciens souvenirs de famille sont remplis de femmes fortes qui se battaient en faveur du changement et menaient les mouvements. Je me suis donc dit que ce serait là mon existence aussi.

Katja Iversen : Pourquoi êtes-vous passionnée et engagée en faveur des données en tant que mécanisme d’avancement de l’égalité de genre ? Merci de nous donner un exemple ou une histoire tirée de votre carrière au cours duquel vous avez vu que les données tenant compte du genre permettent d’obtenir des progrès en faveur des filles et des femmes du Sud.

Phumzile Mlambo-Ngcuka : La capacité à prendre des décisions informées par des données factuelles est absolument essentielle. Au niveau de l’égalité de genre, en particulier, nous avons parfois l’illusion que nous avons progressé plus loin que de fait. En tant que femmes, plus nous nous battons et plus les gens – même les jeunes – pensent que la bataille a été remportée. Mais lorsque vous présentez des données – par exemple sur le nombre de femmes dans les organes de prises de décision, sur les inégalités de salaire ou sur le nombre de lois discriminatoires qui limitent les droits des femmes et leurs possibilités – vous montrez alors aux gens que nous sommes encore loin de remporter la bataille. Cela atténue cette illusion de réussite exagérée. C’est une bonne manière d’estimer nos réussites, mais également de nous inciter à être réalistes, car nous avons tellement progressé que nous pourrions penser que nous avons déjà atteint nos objectifs.

Les données nous permettent de voir que nous avons effectivement avancé, mais pas suffisamment.

Les données, comme celles de notre nouveau rapport sur les ODD, nous aident à garder le rythme, à rester centré·e·s sur les domaines où nous échouons et à être redevables en termes de progrès.